Bonjour Didier,
Voila
Le fondement d'une superstition repose sur presque rien, une anecdote, un détail qui a su frapper l'imagination et s'est répété dans l'espace. C'est ainsi que le lapin a pris la barre de la légende du temps de la marine à voile. Il a continué à naviguer par ruse, attentif au moindre geste qui lui permettra d'exercer son pouvoir maléfique. Il est devenu une béquille à l'ignorance et une explication de la malchance. Il travaille de concert avec les forces naturelles. Qu'un mât vous tombe sur la tête, qu'un spi éclate, qu'une tornade se lève, voilà autant de causes qui se conjuguent avec lapin. Avec ses longues oreilles, il cache la réalité pure et prend forme avec toute la fantaisie de l'imaginaire mais ses mauvais coups sont bien réels.
Retournons en arrière lorsque les grands voiliers ont lancé leur premier Mayday! Comment les capitaines au long cours auraient-ils songé, un seul instant, que chaque lapin embarqué à leur bord, reculerait d'autant leurs chances d'arriver à bon port.
Il faut bien préciser qu'à l'époque de la marine à voile, on n'allait pas où on voulait, ni quand on voulait. Tous les principes de la navigation reposaient sur l'incertitude, l'imprévisible et les longues traversées n'étaient pas toujours une question de distance. Toulon à Gibraltar pouvait prendre trois ou quatre jours comme trois semaines selon le caprice des vents. Durant la dernière course des greniers flottants depuis l'lrlande jusqu'en Australie et retour en contournant le Cap Horn en 1939, le premier a effectué la traversée en 91 jours et le dernier, en 140, tous des quatre mâts barque lestés au maximum avec un chargement de grain.
Dans de telles conditions, l'alimentation pouvait causer de très graves problèmes qui ne se sont résolus qu'au tournant du siècle ... et encore. Les principes de conservation dataient de l'âge de pierre et n'avaient guère évolué depuis le premier aviron. La plus grande partie de l'avitaillement consistait en un grand nombre de tonnelets contenant du boeuf et du lard au sel, des biscuits de mer et des sacs de pommes de terre. La viande était ensuite légèrement désalée à l'eau croupie sur laquelle même les mouettes plissaient du bec. Un peu restreintes, les ripailles!
Alors pour compléter ce régime draconien, on embarquait toujours des cochons et des volailles pour garnir surtout la table du capitaine, des officiers et, in extremis, celle des malades.
Mais, comme on dit, on ne pouvait tout de même pas transformer la cale en basse-cour. Ces animaux étaient donc comptés en fonction des galons, des jours fériés et sur l'hypothèse du nombre de jours passés en mer. Comme il arrivait souvent qu'on sous estimait le décompte, chacun devait se serrer la ceinture. Lorsqu'on est rendu à gratter les fonds de baril, on ne va tout de même pas engraisser les cochons ...mais on avait oublié de nourrir les lapins!
-' Alors, on me sort de mon terrier; on m'embarque de force sur un bateau et maintenant on me réduit au jeûne, se dit le lapin. Ils ne l'emporteront pas au paradis, foi de rongeur. Ce n'est plus le temps de rester encagé. On est tombé en classe économique et je crois bien qu'il faut se servir soi-même ! '
Voilà comment toute l'histoire a commencé...
L'instinct de conservation a poussé littéralement les lapins vers ce qui se rapprocha it le plus de leur alimentation naturelle: la fibre de chanvre. Malheureusement, on la retrouvait partout, de la cale à la tête de mât, sous forme d'étoupe ou de cordage. Prisonniers dans leur cage de fortune, les lapins regardaient d'un oeil avide tout ce qu'ils pourraient éventuellement se mettre sous la dent. Le seul problème était de savoir où attaquer le premier service !
' Les grands voiliers ne s'éloignaient jamais dans les zones de pot au noir sans avoir à bord de la nourriture fraîche. Quand les lapins n'avaient plus rien à manger, certains arrivaient à grimper sur le pont du navire et rongeaient les cordages qui arrimaient les mâts. Ils pouvaient ainsi faire démâter un grand voilier et l'envoyer à sa perte ,, déclare Christian Février de Voiles et Voiliers.
' Les zones de pot au noir, explique Pierre Rochat, forment des bandes plus ou moins étroites dans la région sub-équatoriale où les alizés se détériorent: ou le grain s'abat violemment et envoie des vents imprévisibles qui s'acharnent soudain sur le bateau de tous les côtés à la fois, ou le bateau se retrouve encalminé ad vitam aeternam ... ou presque ! La fluctuation du temps était monnaie courante. On a qu'à penser aux caps-horniers qui devaient parfois attendre plus d'un mois avant de doubler la pointe dans des conditions favorables. Cette situation forçait les capitaines à prendre à bord des animaux vivants dont la valeur nutritive pourraient éventuellement suppléer à la carence des salaisons dont la consommation unique à long terme était mortellement reconnue. Qui n'a pas entendu parler du scorbut! '
Le fait de démâter ne constitue pas la cause première des naufrages car les lapins avaient tout ce qu'ils voulaient à fond de cale.
C'était l'époque des bateaux de bois dont la coque, assez fragile, essuyait avarie sur avarie. En dépit du calfatage, l'étanchéité du bordé n'avait rien d'absolu et l'assaut répété des vagues, quand ce n'était pas la flibuste, avait tout lieu de fatiguer les coutures du navire et produire des infiltrations d'eau. ' Alors, affirme Pierre Rochat, quand de son côté le lapin décidait d'attaquer l'étoupe qui maintenait le bordé, on frisait la catastrophe à plus ou mois brève échéance'.
Les cordages semblent avoir été la gourmandise par excellence de ces petits rongeurs. ' lls avaient l'habitude de grignoter les cordages de chanvre qui arrimaient la cargaison. Une forte gîte faisait systématiquement céder les attaches affaiblies et la masse se déplaçait comme un bélier prêt à foncer. Si la coque résistait à un tel choc, le bateau risquait quand même de se coucher irrémédiablement sur les flots ', explique Alain Gabbay, skipper du trimaran Charles Heidsieck, ce multicoque révolutionnaire qui devait prendre le départ à la Transat Tag.
Olivier de Diouris, équipier sur Paul Ricard II ajoute: 'Il faut bien préciser que les grands voiliers chavirent à 50 degrés; avec une forte gîte et un contre-poids, on peut facilement atteindre le point de non retour. Sur ces bateaux, la cargaison était souvent séparée à fond de cale par des bardis, soit des cloisons rudimentaires en planches qui séparaient les denrées en vrac du reste de la cargaison. Les barils étaient aussi entreposés à part, ainsi que le bois, le fret, etc. Malheureusement, les lapins avaient tendance à sortir de leur casier pour aller gruger les cordages qui arrimaient le chargement. Celui-ci ripait sous le vent, brisait les bardis et pouvait tout entraîner sur son passage '.
Thierry Deflandre, second sur Région Nord - Pas de Calais, souligne la présence de gueuses à fond de cale pour lester les navires. 'Si le lapin va se faire les dents sur les cordages qui servent à arrimer cette masse de fer, c'est le naufrage assuré. Lors de roulis violents, le déplacement brutal des gueuses fait chavirer un bateau sans rémission'.
Loic le Glatin, Breton d'origine, qui devait s'embarquer à bord du Livingston, a grandi avec cette superstition. 'Tous les gens de la mer, dit-il, sont conditionnés par certaines contraintes. Elles sont encore plus fortes chez les pêcheurs ... peut-être parce qu'ils vivent toujours en mer et que c'est elle qui les nourrit ! Mais tous et chacun la respectent à travers des interdits, que ce soit le lapin ... ou la femme'. En effet, il y a peu de temps encore, seul le visage et le buste de la femme sculpté en figure de proue pouvaient défier les dieux océans. Si une femme se trouvait à bord lors d'une tempête , o n l 'attachait irrémédiablement au mât pour exorciser les flots.
La marine traditionnelle était enveloppée de ces tabous dont certains existent encore, sans anecdotes et sans histoire pour les étayer comme c'est le cas pour la couleur verte. On ne sait pas pourquoi mais la superstition demeure et nous force à respecter cette restriction. Mais comment peut-on faire entendre raison de nos jours à un sponsor qui s'identifie par sa couleur ? ' Quelle chance le Livingston peut-il avoir de se classer quand l'équipage est vert de la tête aux pieds ? 'Le problème, dans ces superstitions, ajoute Loic le Glatin, c'est qu'on ne peut pas s'empêcher d'y penser même si on affirme qu'on n'y croit pas. Il faut dire que le lapin a créé assez de dommage pour continuer à hanter les marins d'aujourd'hui. Ceci développe automatiquement une tension qui vous conduit tranquillement à l'erreur fatale mais ... il y a toujours des circonstances qui ne s'expliquent pas et dont l'inconnu nous effraie'.
On peut avoir à bord autant de rats que l'on veut, mais un seul lapin peut vous enfourner à tout jamais. Même si les rats consomment la ration d'un cinquième de l'équipage, déclare Bougainville, il affirme par sa présence que le navire est parfaitement sain. En effet, contrairement au lapin, le rat est très intelligent; il a conscience de l'eau qui l'entoure. Le lapin est absolument inconscient de son environnement. Si un bateau a la moindre défectuosité, à minuit une, le rat fout le camp et le lapin continue son repas.
D'une façon ou d'une autre, que ce soit l'étoupe ou les cordages, le démâtage ou le désalage, ce petit rongeur a toujours pris un malin plaisir à créer des situations dramatiques. Si on arrive à le transformer en civet sur la terre ferme, malheur à celui qui voudra le passer à la poêle à quelques kilomètres des côtes. Il fera tout en son pouvoir pour rester passager au lieu de plat cuisiné et il cherchera par tous les moyens à vous faire payer son embarquement.
La transmission orale de cette hantise s'est transformée et s'applique maintenant à l'animal dans un sens beaucoup plus large. On ne peut plus prononcer son nom à bord, voir son image ou le consommer sans attirer sa vengeance. Le lapin n'a pas supporté d'être amené de force loin de son environnement naturel et il se défend encore dans un siècle de raison.
En Bretagne, le lapin a envahi le monde maritime avec une telle intensité que tous les marins de la côte vivent encore cette croyance. Bernard Cadoret et son équipe ont effectué une recherche sur la voile au travail en Bretagne Atlantique, une étude faite en 1984, mais qui dénote de façon évidente, l'implication d'un tel phénomène dans notre contexte actuel:
'Doté d'un moteur, d'un sondeur et d'aides électroniques raffinées, le marin moderne évolue dans un monde rationnel où la part d'inconnu a singulièrement diminué. Mais ce n'est pas un hasard si tous les groupes de pêcheurs du monde au temps de la voile et des avirons, ont été superstitieux. Leur connaissance intime de la météorologie, des modifications du milieu, du comportement du poisson, reste dérisoire en regard de la part d'inconnu et d'imprévisible que recèle la mer profonde. La superstition tente de suppléer à ces blancs de la connaissance et à l'intolérable impuissance qui en résulte. Se priver, par réaction, d évoquer ce qui n'est pas positif, reviendrait à laisser dans l'ombre tout un pan psychologique pourtant bien réel de la pêche traditionnelle.
'Certains êtres vivants (hommes ou animaux) semblent avoir la faculté d'attirer le bosj (malchance). Si par malheur on les rencontre avant d'aller en mer ou en préparant les engins, la pêche est à coup sûr compromise; peut-être risque-t-on beaucoup plus. La simple mention de leur nom suffit à gâcher une marée.
'À Douarnenez, ces êtres sont actuellement désignés du nom d'ampech. Le répertoire des animaux redoutés en Cornouailles pour leur pouvoir maléfique est assez bref. Parmi eux le plus connu est le lapin (ou lièvre) désigné sous plusieurs sobriquets, tel ' le longues oreilles; il n'est évidemment pas question d'en manger à bord. D'une manière générale, on n'évoque ces animaux qu'au travers de prudentes périphrases'.
À Audierne, rapporte H. Le Carguet, 'parler de renard, de lièvre, de loup, de ce dernier surtout, à la pêche, porte malchance. Prononcer le nom seul suffit. Les vieux marins d'Audierne levaient l'ancre aussitôt le mot dit et venaient à terre. Aujourd'hui le patron prend dans le bateau le premier poisson venu et le jette à l'eau: Tiens, Ki-coat (chien des bois) voilà ta part ! s'écrie-t-il pour conjurer la mauvaise chance '. Cela se passait en 1891.
La Superstition du lapin a envahi toute la côte Atlantique depuis le début de la marine à voile. Bien ancrée dans les coutumes françaises, elle a entraîné dans son sillage toute la fascination du fantastique. En Angleterre comme en Écosse, le lapin se terre dans les tabous et c'est sans doute le seul animal qui puisse faire perdre le flegme à un Anglais. En Suisse, si le lapin garde toujours sa mauvaise réputation, il est un peu moins malin. Il se contente d'arrêter le vent mais il n'en faut pas davantage pour perdre une course et saper le moral d'un équipage.
En Italie, la superstition semble avoir été importée. Lorsqu'on parle de lapin, on dit qu'il ne faut pas bouffer les mouettes!
En Amérique, le lapin n'a fait que frôler la côte ouest de l'Atlantique. Il est arrivé en même temps que les Français à St-Pierre et Miquelon quelques siècles passés. A Terre-Neuve, il nargue depuis longtemps les morutiers basques et bretons et combien de récifs portent l'empreinte des longues oreilles!
Mais le lapin n 'a jamais remonté le St-Laurent. Depuis les rives de l'estuaire jusqu'à Québec, à la rencontre de l'eau douce et de l'eau salée, les lapins sauvages et domestiques regardent les bateaux passer. Ils mijotent toujours quelques tours. Inconnus jusqu'à maintenant au chapitre de la superstition québécoise, ils pouvaient s'amuser sur les hauts-fonds, rire du renversement de marée, prendre pour alliés les clapots et les bouilloires. Plus d'un marin maintenant saura diminuer les traîtrises du fleuve et réduire leurs jeux qui n'ont rien d'innocents.
Personnellement, je ne suis pas superstitieuse; J adore recevoir 13 personnes à table un vendredi 13, un soir de pleine lune sur le fleuve St-Laurent mais je dois avouer que je n'ai jamais servi de lapin dans de telles conditions. Il faut croire que les hauts-fonds de l'île d'Orléans auraient remplacé le dessert.
Les doutes ont commencé un dimanche matin, au tout début de mon enquête, alors que j'allais interviewer l'équipage de Région Nord-Pas de Calais. Certains me diront que j'ai manqué de doigté mais en toute candeur je n'ai pas joué sur les mots:
Croyez-vous à la superstition du Lapin ? Le sort était jeté. Peu de temps après, on essaie de de hisser les voiles pour remonter le fleuve en direction du pont de Québec. À la première risée, avec un vent apparent d'une trentaine de noeuds, le génois lourd se déchire. Rationnellement parlant, l'oeil du point d'amure n'était pas renforci; on était même sorti pour tester les voiles neuves et la déchirure était presque normale mais ... c'est à cet instant que le doute a commencé.
Lors du premier essai de Reed Mistral, j'ai tout simplement mentionné à quelqu'un avec une certaine réserve:
-Dommage que je ne puisse pas poser mes questions sur le lapin. Tout l'équipage est là et je ne trouverai jamais de meilleure occasion.
Mais je l'avais dit. Paul se fait éclater une tempe sur le winch et on doit tout annuler. Avec le vent qu'on avait cette journée-là, on aurait pu battre des records de vitesse.
Au deuxième essai, le vent jouait à cache-cache.
-Alors, me dit le skipper René Cauthier, aussi bien en profiter pour répondre à tes questions.
-Pas maintenant, lui dis-je; quand on sera de retour.
-Ne fais pas tant de manières ! Devenue prudente, je réponds:
-Ça concerne l'animal aux grandes oreilles.
-Quoi !
-Vous savez bien, I'animal en chocolat qu'on reçoit à Pâques.
-Le lapin ! Il fallait le dire !
Justement, il ne faut pas le dire. La plupart des marins en Amérique ne connaissent pas cette superstition ... mais il n'y a pas de quoi s'en vanter. Il se pourrait bien qu'un jour vous n'ayez plus envie d'en rire. Comme de fait, après avoir goûté l'incomparable satisfaction à devancer les multicoques avec notre voilier plus conventionnel, on se retrouve à la dérive, regardant la bouée sans pouvoir la contourner pendant plus de deux heures.
St-pierre et Miquelon avait obtenu de leurs commanditaires un grand choix d'épicerie fine dont un pâté de lapin de marque Cheville. L'équipage a commencé par taquiner la superstition mais la veille du départ, on m a donné toutes les boîtes de pâté de lapin. Il n'était plus question de prendre de risques. Toutes ? ... Quelques heures à peine après le signal de la Transat, la cloche de tangon se brise et ils doivent réparer aux environs de Rimouski Qu'ont-ils trouvé en inspectant les réserves ? Un pâté de lapin oublié. C'est d'ailleurs le premier message que j'ai reçu d'eux. Il ne faut pas mésestimer le pouvoir du lapin. Ses cinq lettres évoquent à elles seules toutes les catastrophes de la mer.
Domy91