Je n'ai pas de photos de ma dernière conquête, cependant, je peux vous raconter sa vie.
INTRODUCTION
L'origine des siréniens, l'ordre de mammifères marins auquel appartient le lamantin, reste obscure. Leurs ancêtres remontent au moins au paléocène (il y a 54 à 65 millions d'années), mais ils n'ont pas été identifiés jusqu'à présent. Les plus anciens fossiles connus datent du début de l'éocène, il y a environ 50 millions d'années. À l'éocène supérieur, les siréniens sont bien diversifiés, et on distingue déjà les deux familles contemporaines : celle des trichéchidés (lamantins) et celle des dugongidés (dugongs).
L'évolution de l'ordre paraît liée, d'une part, à l'ouverture de la mer Téthys, qui s'étendait de l'Espagne à la Chine (et dont la Méditerranée représente le seul vestige actuel), et, d'autre part, à l'apparition d'herbes marines différentes des algues (Zostera, Ruppia ou Posidonia). La répartition des siréniens a suivi celle de ces plantes à partir de l'éocène, et on les retrouve maintenant entre 30° de latitude nord et 30° de latitude sud, là où ces herbes marines forment de véritables prairies entre la surface et 12 m de profondeur.
L'évolution des siréniens s'est effectuée dans deux sites géographiques correspondant à Téthys et à la future mer des Antilles. Dans la lignée des lamantins (trichéchidés), on ne connaît de Prorastomus, le plus ancien fossile de sirénien, que le crâne. Avec cinq prémolaires, cet animal descend probablement d'un groupe de mammifères très ancien. À la même époque, le dugongidé Eotheroides a déjà pratiquement tous les traits que l'on retrouve dans l'espèce moderne : museau court et plat, défenses, dents munies de tubercules et de crêtes transversales, pas de membres postérieurs et des os denses.
On connaît aujourd'hui près d'une quinzaine de genres fossiles de siréniens, qui constituent deux séries chronologiques très claires conduisant respectivement aux lamantins actuels, au dugong et à la rhytine.
La séparation géographique actuelle des deux familles, lamantins et dugongs, est récente ; les dugongs ont précédé les lamantins autour de ce qui est devenu la mer des Antilles.
LA VIE DU LAMANTIN
UN NAGEUR INDOLENT
Contrairement aux autres mammifères marins – cétacés, phoques, morses et otaries –, le lamantin n'est pas un nageur élancé et rapide. Habitant les côtes, c'est un herbivore qui, pour nager, se sert de sa large queue en forme de spatule, aplatie et au contour arrondi. Ses déplacements habituels sont de l'ordre de 3 à 7 km/h ; toutefois, notamment s'il est poursuivi, il peut faire des pointes de 25 km/h, au moins pendant quelque temps. De même, ses plongées sous la surface de l'eau, entre deux respirations, ne durent habituellement guère plus de une minute, mais peuvent quelquefois dépasser cinq minutes en cas de nécessité. Des enquêtes menées en Floride, au nord de son aire de répartition, donnent une moyenne de 4 minutes 30 secondes.
DES MAMMIFÈRES TRÈS CARESSANTS
La discrétion des lamantins et leur goût pour les eaux plutôt opaques rendent plus difficile l'étude de leurs relations sociales. Pour les identifier, une méthode sans radio-émetteur consiste à repérer les cicatrices que, malheureusement, presque tous les animaux portent sur le corps, à la suite de collisions avec les hélices des bateaux à moteur.
Les lamantins ne vivent guère en société. Le seul groupe régulier est composé d'une femelle et de son jeune. Solitaires et indépendants, les adultes ne se rassemblent sur le même site que pour profiter de certaines conditions favorables – abondance de ressources alimentaires, source chaude en hiver ou, en ce qui concerne les mâles, proximité d'une femelle. Lors de ces rencontres, les animaux ont des contacts qui paraissent codifiés : ils se reniflent et se caressent, comme en signe de reconnaissance. En hiver, en Floride, tout un groupe de lamantins se retrouve à Crystal River, à l'intérieur de la péninsule. En cette saison, les eaux y sont nettement plus chaudes que sur la côte. D'une année sur l'autre, les animaux se frottent contre les mêmes objets immergés, tronc ou pierre, lorsque ceux-ci sont encore en place. Ces frottements ne sont pas seulement destinés à soulager des démangeaisons : les zones frottées (région ano-génitale, aisselles et museau) possèdent des glandes permettant aux femelles en chaleur de sécréter une odeur qui les signale aux mâles.
En dehors de ces périodes, les lamantins sont plutôt nomades. Le plus souvent, ils longent les estuaires et les rives, et ne se fixent à un endroit que pendant quelques jours, parfois quelques mois. Dans la mer des Antilles, les lamantins traversent quelquefois des bras de mer en s'éloignant des côtes, afin de se rendre d'une île à l'autre.
DES ANIMAUX FRILEUX
Les lamantins ne peuvent rester longtemps dans une eau dont la température est inférieure à 20 °C. En effet, leurs réserves de graisse étant faibles et leur métabolisme bas, ils n'ont pas de quoi résister au froid. C'est pourquoi, au nord et au sud de leur aire de répartition (le long des États atlantiques des États-Unis et du Brésil), ils effectuent en hiver des migrations pour rejoindre des eaux plus chaudes. Les mouvements migratoires annuels peuvent être de l'ordre de 150 à 200 km, parfois plus.
UN PETIT LONGTEMPS ATTACHÉ À SA MÈRE
Chez le lamantin, la saison propice à la reproduction ne semble pas très marquée. Toutefois, la gestation durant de 12 à 13 mois, les accouplements se font à peu près à la même période que les naissances. Il semble qu'en Floride celles-ci aient lieu le plus souvent au printemps et en été. Les mâles repèrent les femelles en chaleur grâce à des signaux chimiques. En effet, les animaux se frottent contre des objets immergés et y laissent des traces olfactives de leur passage. De plus, lors de leurs rencontres, les lamantins se flairent mutuellement, reniflant les zones ano-génitales de leurs congénères.
DE MULTIPLES PRÉTENDANTS
Quand une femelle est en chaleur, elle peut entraîner derrière elle une cohorte de prétendants : on a compté jusqu'à 20 mâles poursuivant la même femelle ! Il est probable que l'accouplement soit précédé d'affrontements et d'une âpre compétition.
Après 12 à 14 mois de gestation environ, la femelle donne naissance à un petit pesant à peu près 30 kg et mesurant entre 120 et 140 cm de long. On a pu voir également des femelles avec des jumeaux, mais cela est rare. Le petit lamantin est très sombre, presque noir. Il commence par nager avec ses membres antérieurs plus qu'avec sa queue. Pendant les premières semaines, il reste près de sa mère. Dès l'âge de 1 à 3 mois, il commence à goûter à la végétation aquatique, mais on ne sait à quel moment exactement il devient autonome du point de vue alimentaire. La femelle possède deux mamelles situées près de l'attache des membres antérieurs, et le petit continue, en tout cas, à téter bien au-delà de 12 mois, peut-être jusqu'à 2 ans, l'âge de son émancipation. Cet élevage relativement long permet à la mère d'indiquer au jeune les sites d'alimentation et de lui faire connaître les voies migratoires. L'intervalle entre deux naissances est de 3 à 5 ans, plus rarement de 2 ans à 2 ans et demi. Il semble que le jeune mâle n'atteigne pas sa complète maturité avant 9 ou 10 ans. Les femelles sont matures avant, à 4 ou 5 ans. La longévité de l'espèce dépasse 30 ans, peut-être même 50 ans.
UN HERBIVORE SOUS-MARIN
Bien qu'herbivore, la « vache de mer », comme on l'appelle parfois, ne rumine pas. Le lamantin se rapprocherait plutôt en cela des chevaux et des éléphants, mais cela ne signifie pas qu'il partage des liens de parenté avec eux. Si son existence est liée à la présence de plantes supérieures marines (phanérogames), il lui arrive toutefois de consommer quelques algues. Dans les Antilles et en Floride, on a recensé 44 espèces végétales et 10 espèces d'algues dont le lamantin est friand. À l'occasion, il peut même avaler des poissons ou des invertébrés aquatiques.
UNE ÉVOLUTION LIÉE AUX PLANTES
Le régime du lamantin a entraîné certaines particularités anatomiques. En effet, il consomme des plantes abrasives qui usent sa dentition. Pour pallier ce problème, ses molaires sont régulièrement remplacées, tout au long de la vie de l'animal. Les nouvelles molaires, en arrière, poussent celles en avant au rythme de 1 mm par mois, jusqu'à ce qu'elles tombent. Il semble qu'un mouvement des molaires vers l'avant de la mâchoire s'enclenche dès que le petit commence à mastiquer des végétaux. Le tube digestif du lamantin constitue une autre particularité. Très long, il permet la digestion de la cellulose par fermentation. Enfin, comme le lamantin des Antilles va souvent puiser ses aliments au fond de l'eau, son museau est légèrement incliné vers le bas. Ce n'est pas le cas du lamantin de l'Amazone qui, lui, se nourrit plus volontiers de végétaux flottants.
En fait, une part importante de la nourriture de Trichechus manatus est constituée par les rhizomes (tiges souterraines) des plantes broutées. Aussi l'animal arrache-t-il celles-ci pour atteindre leur partie souterraine. La nourriture consommée par les lamantins étant assez pauvre en substances nutritives et énergétiques, ils sont contraints d'en consommer de grandes quantités chaque jour (entre 8 et 15 % de leur masse corporelle). La pauvreté de leur alimentation explique leur répartition limitée aux eaux chaudes : en eau plus froide, ils ne sauraient maintenir leur température interne.
VACHE DE MER ET D'EAU DOUCE
Le lamantin peut vivre en eau douce comme dans la mer, car son organisme fait face à toutes les variations de salinité de son milieu aquatique. C'est pourquoi les chercheurs supposent que sa distribution géographique est liée à un accès régulier à des fleuves ou à diverses sources d'eau douce entre la Floride et le Brésil.
UN INTERMINABLE TUBE DIGESTIF
Un interminable tube digestif
Le lamantin possède un tube digestif étonnamment long : son intestin mesure de 40 à 45 m ! Il lui permet d'absorber un grand volume d'aliments chaque jour et favorise la fermentation de la cellulose. Au niveau du cæcum s'effectue l'essentiel de la digestion, grâce aux bactéries et aux protozoaires qui dégradent la cellulose.
POUR TOUT SAVOIR SUR LE LAMANTIN
LAMANTIN DES ANTILLES (TRICHECHUS MANATUS)
Avec son squelette épais, son œil minuscule et sa queue en spatule, le lamantin ne peut être confondu avec aucune autre espèce aquatique.
Le corps, de forme ovale et aplati sur le dos et sur le ventre, est couvert de poils clairsemés. En revanche, les vibrisses du museau sont denses. Comme chez toutes les espèces dotées d'hydrodynamisme, le lamantin ne possède ni oreille externe ni membre postérieur. Les membres antérieurs, mobiles, sont bien développés. Ils servent aux déplacements sur le fond de l'eau et c'est aussi grâce à eux que les animaux peuvent se gratter, s'embrasser et pousser de la nourriture dans leur cavité buccale. L'épiderme se renouvelant sans cesse, les algues aquatiques et les parasites externes ne peuvent proliférer sur la peau.
Si la vision du lamantin est limitée en raison de la taille réduite du globe oculaire, son ouïe est relativement bonne, particulièrement autour de 1 à 1,5 kHz, la perception allant jusqu'à 35 kHz. L'acuité du toucher est démontrée par le penchant qu'ont ces siréniens pour les embrassades et les caresses. Le sens du goût est présent et l'odorat, bien développé.
Hormis une tendance des femelles à dépasser les mâles en poids et en taille, on ne relève aucun caractère sexuel secondaire chez les lamantins. Hors période de gestation, les mamelles des femelles ressemblent en tout point aux mamelons des mâles. Seule la position des orifices génital et urinaire sur la face ventrale permet de les différencier. Outre l'épaisseur, le squelette présente quelque singularité par rapport à celui des autres mammifères : 6 vertèbres cervicales, au lieu de 7, et un diaphragme parallèle à l'axe du corps, au lieu d'être oblique.
LES SOUS-ESPÈCES
Deux sous-espèces du lamantin des Antilles sont reconnues :
le lamantin de Floride, Trichechus manatus latirostris ;
le lamantin de Martinique, Trichechus manatus manatus.